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Le soleil 4269 de La Carène était entré dans la constellation de Tartusz, marquant ainsi l’ouverture du Balul Zac Ag, le « temps du rêve factice » : c’était alors la trêve, la suspension des massacres, du rapt d’esclaves, du pillage et de l’incendie volontaire dans les plateaux du pays lokhara. À Balul Zac Ag se tenait la Grande Foire de Smargash – à moins, peut-être, que la Grande Foire eût précédé Balul Zac Ag et lui eût donné naissance au bout de quelques siècles. Venus des hauts plateaux et des régions voisines, Xars, Zhurvegs, Serafs, Niss et autres peuplades encore convergeaient sur Smargash pour s’y mêler et y faire commerce, régler de vieilles querelles, recueillir des renseignements. La haine imprégnait l’air comme un remugle nauséabond ; les regards furtifs, les malédictions murmurées, les grondements de haine contenue accentuaient encore l’agitation colorée qui régnait dans le bazar. Seuls les Lokhars (hommes à la peau noire et aux cheveux blancs, femmes à la peau blanche et aux cheveux noirs) conservaient un air de détachement serein.

Le second jour de Balul Zac Ag, Adam Reith, qui flânait dans le bazar, s’aperçut qu’on l’observait. Il en fut à la fois surpris et consterné : sur Tschaï, faire l’objet d’une surveillance était toujours un signe précurseur de périls.

Mais peut-être se trompait-il, se dit-il à lui-même. Il avait des ennemis à la douzaine et, en outre, il était aux yeux d’une foule de gens le symbole d’une catastrophe idéologique. Mais comment ses adversaires auraient-ils pu retrouver sa piste jusqu’à Smargash ? Il continua de déambuler à travers la cohue du bazar, s’arrêtant de temps en temps devant les échoppes pour se retourner. Mais son poursuivant, si tant est qu’il existât ailleurs que dans son imagination, s’était perdu dans la foule. Il y avait là des Niss de plus de deux mètres, enveloppés dans des robes noires, qui avançaient à grandes enjambées et faisaient penser à des oiseaux rapaces ; il y avait des Xars, des Serais et des Dugbo nomades accroupis autour de leurs feux, des Choses Humaines au masque de terre cuite dénué d’expression, des Zhurvegs emmitouflés dans des cafetans couleur de café et des Lokhars noirs et blancs, habitants de Smargash. Il y avait de singuliers bruits saccadés – cliquetis métalliques, crissements de cuir, cris gutturaux, appels stridents, gémissements, raclements, sans compter la cacophonie des instruments de musique dugbo. Il y avait des odeurs : effluves de fougères aromatiques, de sécrétions glandulaires, de mauvais musc, senteurs de la poussière qui s’élevait en tourbillons, fragrance âcre de noix piquées, fumet des viandes grillées, parfum des Serais. Il y avait des couleurs : des noirs, des bruns ternes, des oranges, des écarlates affadis, des bleus sombres, des ors éteints.

Quittant le bazar, Reith traversa le terre-plein réservé à la danse. Soudain, il s’arrêta net en distinguant à la limite de son champ de vision une silhouette qui se glissait derrière une tente.

Songeur, il regagna la taverne où, dans un coin de la salle commune, Traz et Ankhe at afram Anacho, l’Homme-Dirdir, étaient en train de faire un repas de viande et de pain. Ils ne se parlaient pas. C’étaient deux créatures disparates et chacun trouvait l’autre incompréhensible. Anacho, grand, maigre et blafard comme tous ses congénères, était totalement chauve ; il portait maintenant un bonnet à pompons à la mode yao pour que sa calvitie se remarquât moins. Ses réactions étaient imprévisibles ; il avait tendance à se montrer bavard, était porté à la facétie et avait de brusques sautes d’humeur. Traz, franc du collier, morose et dru, était son antithèse dans presque tous les domaines. Il jugeait l’Homme-Dirdir vaniteux, trop raffiné et hyper civilisé. Et Anacho le trouvait dénué de tact, austère et exagérément prosaïque. Comment ces deux êtres parvenaient-ils à voyager de compagnie en vivant à peu près en bonne intelligence ? Pour Reith, c’était un mystère.

Le Terrien s’assit à leur table et annonça :

— Je crois avoir été suivi.

Anacho se laissa aller contre le dossier de son siège, visiblement atterré.

— Dans ce cas, nous devons nous préparer à affronter le désastre – ou fuir.

— Je préfère la fuite, répondit Reith en saisissant un cruchon de grès et en se servant de la bière.

— Tu es toujours décidé à prendre l’espace pour rejoindre ta planète mythique ?

Le ton d’Anacho était celui qu’on emploie pour raisonner un enfant têtu.

— Je veux retourner sur la Terre, bien sûr.

— Bah ! Tu es victime d’une mystification ou d’une obsession. Ne peux-tu pas t’en guérir ? Il est plus facile de discuter d’un pareil projet que de le réaliser. Les astronefs ne sont pas comme les coupe-verrues que l’on trouve dans toutes les boutiques.

— Je ne le sais que trop, fit tristement Reith.

— Je te suggérerai de t’adresser aux Chantiers Astronautiques de Grand Sivishe, enchaîna Anacho, désinvolte. On peut s’y procurer à peu près n’importe quoi pour peu qu’on ait des sequins en suffisance.

— Ce qui n’est, hélas ! pas mon cas.

— Alors, tu n’as qu’à aller aux Carabas. Les sequins s’y ramassent à la pelle.

Traz eut un reniflement railleur.

— Nous prends-tu pour des fous ?

— Qu’est-ce que les Carabas ? voulut savoir Reith.

— Un secteur situé dans la réserve de chasse des Dirdir, au nord du Kislovan. Ceux qui ont de la chance et des nerfs solides y font parfois leur pelote.

— Les cinglés, murmura Traz, les casse-cou et les meurtriers, plutôt.

— Mais comment ces gens-là, quelle que soit leur nature, s’y prennent-ils pour rafler des sequins ?

— En employant la méthode habituelle, répondit Anacho d’une voix aérienne et désinvolte. En cueillant les chrysospines.

Reith se frotta le menton.

— C’est de là que viennent les sequins ? Je croyais que les Dirdir ou je ne sais quel autre peuple les frappaient pour battre monnaie.

— Pareille ignorance est digne, en effet, d’un homme d’une autre planète !

Une grimace lugubre plissa les lèvres du Terrien.

— Je vois mal comment il pourrait en aller autrement.

— La chrysospine, poursuivit Anacho, ne pousse que dans la Zone Noire, c’est-à-dire les Carabas, où le sol contient des composés d’uranium. Un bulbe plein donne deux cent quatre-vingt-deux sequins d’une couleur quelconque. Un sequin pourpre vaut cent sequins blancs, un écarlate en vaut cinquante et ainsi de suite avec les sequins émeraude, les bleus, les sardoine et les laiteux. Même Traz sait cela.

— Même Traz ? répéta l’intéressé en dévisageant Anacho avec un rictus.

L’Homme-Dirdir ne prêta pas attention à l’interruption.

— Cela étant dit, rien ne prouve de façon certaine que l’on nous surveille. Adam Reith peut fort bien s’être mépris.

— Adam Reith ne s’est pas mépris, rétorqua le jeune garçon. Même Traz, pour reprendre ton expression, sait à quoi s’en tenir.

Anacho haussa des sourcils inexistants.

— Comment cela ?

— Regarde l’homme qui vient d’entrer.

— Le Lokhar ? Qu’est-ce qu’il a de particulier ?

— Ce n’est pas un Lokhar. Et il ne perd pas un seul de nos gestes.

La mâchoire d’Anacho s’affaissa imperceptiblement.

 

Reith étudia l’individu à la dérobée. Il était en effet moins corpulent, moins direct et moins abrupt que les Lokhars moyens.

— Ce garçon a raison, fit Anacho en baissant le ton. Vois comment il boit sa bière en baissant la tête au lieu de la rejeter en arrière… C’est alarmant.

— Qui pourrait s’intéresser à nous ? souffla Reith.

Anacho émit un ricanement caustique.

— Crois-tu donc que nos exploits soient passés inaperçus ? Ce qui a eu lieu à Ao Hidis a éveillé partout l’attention.

— Alors, cet homme… au service de qui est-il ?

L’Homme-Dirdir haussa les épaules.

— Avec son épiderme teint en noir, je ne suis même pas capable de deviner sa race.

— Il y aurait intérêt à se renseigner. (Reith réfléchit un instant.) Je vais traverser le bazar et faire ensuite le tour de la Vieille Ville. S’il m’emboîte le pas, laissez-lui prendre un peu d’avance et filez-le. S’il ne bouge pas, que l’un de vous deux, reste sur place et que l’autre me rejoigne.

Le Terrien sortit et prit la direction du bazar. Il fit halte devant le pavillon zhurveg pour examiner les tapis qui étaient en montre. Selon les bruits qui couraient, ils étaient tissés par des enfants cul-de-jatte kidnappés et mutilés par les Zhurvegs en personne. Le Terrien jeta un coup d’œil derrière lui. Apparemment, personne ne le suivait. Il se remit en marche et s’arrêta de nouveau un peu plus loin à côté de présentoirs où de hideuses femmes niss offraient aux chalands des rouleaux de corde de cuir tressé, des harnais pour chevaux-sauteurs, des récipients d’argent d’une beauté primitive. Toujours personne sur ses talons. Passant de l’autre côté de la galerie, Reith s’immobilisa devant l’échoppe d’un marchand dugbo qui proposait des instruments de musique, songeant que, s’il pouvait ramener sur Terre toute une cargaison de tapis zhurvegs, d’orfèvrerie niss et d’instruments dugbo, il aurait fortune faite. Il se retourna et nota qu’Anacho musardait une cinquantaine de mètres derrière lui. L’Homme-Dirdir n’était manifestement pas plus avancé que tout à l’heure.

Reith reprit sa promenade du même pas nonchalant pour stopper à la vue d’un nécromancien dugbo, vieillard contrefait accroupi derrière des plateaux chargés de bouteilles biscornues, de pots d’onguents, de pierres de contact destinées à faciliter la télépathie, de bâtonnets d’amour, de malédictions calligraphiées sur des liasses de feuillets rouges ou verts.

Au-dessus de sa tête se balançaient une douzaine de cerfs-volants aux formes fantastiques que le vieux Dugbo manipulait pour produire une faible musique plaintive. Il tendit une amulette à Reith. Quand celui-ci la refusa, il lui cracha des injures et secoua ses cerfs-volants, qui piquèrent du nez en émettant des dissonances stridentes.

Le Terrien s’éloigna et gagna le camp dugbo proprement dit. Des jeunes filles en fichu et jupe à volants noirs, vieux rose ou ocre racolaient les Zhurvegs, les Lokhars et les Serais, mais accablaient de sarcasmes les prudes Niss, qui passaient leur chemin à grands pas, muets, le menton levé, le nez fendant l’air comme une lame de faux en os poli. Derrière le campement se déployait la plaine, cernée de lointaines montagnes noires que doraient les feux de 4269 de La Carène.

Une fille s’approcha de Reith, des breloques d’argent s’entrechoquant à sa ceinture. Elle lui dédia un sourire édenté.

— Qu’est-ce que tu cherches ici, l’ami ? Fatigué ? Ma tente est là. Entre te reposer un peu.

Il déclina l’invite et recula avant que la fille ou ses jeunes sœurs aux doigts alertes eussent pu toucher sa sacoche.

— Pourquoi est-ce que tu renâcles ? reprit-elle d’une voix chantante. Regarde-moi ! Ne suis-je pas belle ? J’ai poli mes jambes avec de la cire seraf, je me suis parfumée à l’eau de brume. Tu pourrais avoir beaucoup moins de chance !

— Je n’en doute pas un seul instant. Néanmoins…

— Nous bavarderons, Adam Reith ! Nous nous raconterons des tas de choses étranges.

— Comment sais-tu mon nom ?

Elle agita son fichu en direction des jeunettes comme pour chasser des insectes.

— Qui, à Smargash, ne connaît Adam Reith dont la démarche est celle d’un prince ilanth et dont l’esprit est toujours plein de pensées ?

— Je suis donc une célébrité ?

— Certes ! Il faut vraiment que tu partes ?

— Oui. J’ai un rendez-vous.

Il poursuivit son chemin. La fille le suivit des yeux, les lèvres étirées dans un vague et bizarre sourire que Reith, quand il se retourna, trouva troublant.

Un peu plus loin, Anacho émergea d’une ruelle latérale.

— L’homme à la peau teinte comme un Lokhar est resté à l’auberge, annonça-t-il. Une jeune femme vêtue comme une Dugbo t’a suivi un moment. Elle t’a accosté dans le camp et, après, elle ne t’a plus filé.

— Bizarre, murmura Reith, qui scruta la rue en tous sens. Personne ne nous suit plus maintenant ?

— Personne n’est visible. Mais il se pourrait bien que nous soyons quand même sous surveillance. Tourne-toi, s’il te plaît. (De ses longs doigts blancs, Anacho palpa la veste de son compagnon.) C’est bien ce que je pensais ! (Il montra à Reith une espèce de petit bouton noir.) À présent, nous savons qui est à tes trousses. Reconnais-tu cet objet ?

— Non, mais je devine de quoi il s’agit. C’est un traceur.

— Un accessoire de chasse dirdir dont se servent les très jeunes ou les très vieux pour repérer le gibier.

— Ce sont donc les Dirdir qui s’intéressent à moi ?

La figure d’Anacho s’allongea et se pinça comme s’il avait goûté quelque chose à la saveur amère.

— Les événements qui se sont déroulés à Ao Khaha ont naturellement attiré leur attention.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir ?

— Il est rare que les mobiles des Dirdir soient subtils. Ils désirent te poser quelques questions et te tuer ensuite.

— C’est le moment de disparaître.

Anacho examina le ciel.

— Il est trop tard. Je crois bien qu’un aéroglisseur dirdir approche… Donne-moi le bouton.

Un Niss avançait dans leur direction, sa robe noire se soulevant à chacune de ses enjambées. Anacho fit un pas en avant et, vivement, tendit la main vers le sombre vêtement. Le Niss pivota sur lui-même avec un grondement menaçant. L’espace d’un instant, il fut sur le point d’enfreindre les interdits contre nature de Balul Zac Ag mais, finalement, il reprit sa route.

Anacho émit un léger gloussement flûté.

— Quand ils découvriront qu’Adam Reith est un Niss, les Dirdir seront bien surpris !

— Nous avons intérêt à décamper avant que la vérité n’éclate.

— D’accord, mais comment ?

— Je propose que nous demandions conseil au vieux Zarfo Detwiler.

— Heureusement que nous savons où le trouver.

Ils contournèrent le bazar et dirigèrent leurs pas vers le cabaret, une bâtisse délabrée faite de pierres et de planches dégradées par le temps. Zarfo s’y était réfugié pour fuir la poussière et la cohue du bazar. Un cruchon de bière masquait presque entièrement son visage teint en noir. Il était habillé avec une élégance inusitée : bottes noires et reluisantes, cape marron, tricorne noir. Il était un peu ivre et encore plus loquace que d’habitude. Reith lui exposa la situation, ce qui fut laborieux. Enfin, Zarfo éclata :

— Ce sont les Dirdir, maintenant ! Et pendant Balul Zac Ag ! Quelle abomination ! S’ils ne mettent pas un frein à leur arrogance, ils connaîtront la colère des Lokhars !

— Laissons cela de côté, fit Reith. Comment pouvons-nous quitter Smargash dans les plus brefs délais ?

Zarfo battit des paupières et plongea la louche dans le pot de bière.

— Il faut d’abord que je sache où vous désirez aller.

— Aux Iles des Nuages. Ou peut-être aux Carabas.

Sous l’effet de la surprise, Zarfo lâcha sa louche.

— Nul n’est plus gourmand que les Lokhars. Et pourtant, rares sont les Lokhars qui ont tenté de faire le voyage des Carabas. Et combien en sont revenus l’escarcelle remplie ? As-tu remarqué, à l’est, le grand manoir dont la charmille est fermée par une chaîne d’ivoire sculpté ?

— Je l’ai vu.

— C’est le seul du genre que l’on trouve aux environs de Smargash, fit Zarfo sur un ton sinistre. Tu comprends ce que cela signifie ? (Il frappa sur le banc pour appeler le serveur.) Encore de la bière !

— J’ai aussi mentionné les Iles des Nuages, dit Reith.

— Tusa Tala, sur le Draschade, vous conviendra mieux que les Iles. Comment faire pour aller là-bas ? Le fourgon à moteur ne dépasse pas Siadz, à la limite des plateaux. Je ne connais pas de routes franchissant la région des gouffres pour atteindre l’océan. Il y a deux mois que la caravane de Zara est partie. Le seul moyen de transport raisonnable serait l’aéroglisseur.

— Eh bien, où pouvons-nous nous en procurer un ?

— Inutile de vous adresser aux Lokhars : ils n’en ont pas. Mais regarde par là : il y a un glisseur et un groupe de riches Xars qui semblent être sur le départ ! Peut-être qu’ils se rendent à Tusa Tala. On va se renseigner.

— Un moment ! Il faut prévenir Traz.

Reith fit signe au serveur et le chargea d’aller à l’auberge. L’autre partit en courant.

Suivi du Terrien et d’Anacho, Zarfo traversa la place. Cinq Xars attendaient devant leur vieil aéroglisseur – courts sur pattes, une encolure de taureau, le teint congestionné. Ils portaient de somptueuses robes grises et vertes et leurs cheveux noirs étaient ramenés au-dessus de leur tête en chignons raides et laqués, légèrement bombés vers l’extérieur et plats vers l’intérieur.

— Vous quittez déjà Smargash, amis Xars ? leur lança allègrement Zarfo.

Les Xars palabrèrent entre eux à voix basse et se détournèrent. Le Lokhar, faisant mine d’ignorer leur manque d’aménité, reprit :

— Et quelle est votre destination ?

— Le lac Falas, évidemment ! répondit le plus vieux. Nous avons réglé nos affaires. Nous nous sommes fait voler comme d’habitude et nous avons hâte de retrouver nos marais.

— C’est parfait ! Ce monsieur et ses deux amis vont en gros dans la même direction et ils ont besoin d’un moyen de transport. Ils m’ont demandé s’ils devaient vous proposer de vous payer. « Quelle absurdité ! leur ai-je répondu. Les Xars sont d’une générosité princière…

Le Xar le coupa sèchement :

— Tais-toi ! J’ai au moins trois observations à faire. Premièrement, il n’y a pas de place dans notre glisseur. Deuxièmement, nous sommes généreux mais à condition que notre générosité ne nous fasse pas perdre de sequins. Troisièmement, ces deux énergumènes ont un air impudent et farouche qui n’est pas du tout rassurant. Celui-ci est le troisième ? (La question se référait à Traz, qui venait d’arriver.) Ce n’est qu’un gamin mais il n’en est pas moins louche.

Un autre Xar intervint :

— Encore deux questions. Combien peuvent-ils payer ? Où souhaitent-ils aller ?

Reith, songeant à la réserve tristement légère de sequins qu’il avait dans sa sacoche, répondit :

— Nous ne pouvons pas offrir plus de cent sequins. Et nous voulons nous rendre à Tusa Tala.

Les Xars levèrent les bras au ciel avec indignation.

— Tusa Tala ? À mille miles au nord-ouest ! Alors que le lac Falas est au sud-est ! Cent sequins ? Est-ce une plaisanterie ? Bézigues ! Disparaissez !

Zarfo, la mine menaçante, s’avança en titubant :

— Bézigues ? Tu m’as traité de bézigue ? Si ce n’était pas Balul Zac Ag, le temps du rêve factice, vous verriez comme je vous tordrais vos longs nez ridicules… à tous !

Les Xars crachotèrent des choses entre leurs dents et grimpèrent dans leur glisseur, qui décolla.

Zarfo suivit l’engin des yeux.

— Eh bien, ça n’a pas marché ! Mais tous ne seront peut-être pas aussi grincheux. Voici un autre glisseur qui arrive. On va mettre le marché en main à ceux-là. Et, en dernier ressort, nous aurons toujours la ressource de les saouler et de leur emprunter leur appareil. C’est une jolie mécanique, celui-là. Sûr que…

Anacho poussa un cri étranglé.

— C’est un aéro dirdir ! Déjà ! Ils n’ont pas perdu de temps ! Vite… cachons-nous ! Sauve qui peut !

Reith lui saisit le bras comme il se préparait à détaler.

— Ne cours pas ! As-tu donc envie qu’ils nous identifient si rapidement ? (Il se tourna vers Zarfo.) Où peut-on se cacher ?

— Dans la réserve du cabaret. Mais n’oublie pas que c’est Balul Zac Ag ! Jamais les Dirdir n’oseront user de violence.

— Allons donc ! grogna Anacho. Que connaissent-ils de vos coutumes ? D’ailleurs, ils s’en moqueraient !

— Je les leur expliquerai, rétorqua le Lokhar.

Il guida Reith et ses compagnons jusqu’à un appentis attenant à la taverne et les poussa à l’intérieur.

Reith, l’œil collé à un interstice des planches, vit le glisseur se poser. Une pensée soudaine le fit se retourner. Il palpa les vêtements de Traz et découvrit avec épouvante un petit disque noir.

— Vite ! s’écria Anacho. Donne-le-moi…

L’Homme-Dirdir s’éclipsa. Il entra dans le cabaret d’où il ressortit une minute plus tard.

— C’est un vieux Lokhar qui se prépare à rentrer chez lui qui a maintenant le mouchard, annonça-t-il quand il eut rejoint ses amis. (Il examina la place à travers une fissure du mur.) Ce sont des Dirdir, il n’y a pas d’erreur ! Comme toujours quand il doit y avoir du sport !

Le glisseur était silencieux. Il ne ressemblait à aucun des engins que Reith avait pu voir jusqu’à présent sur Tschaï : c’était le produit d’une technologie de pointe hardie. Cinq Dirdir en descendirent, impressionnantes créatures à l’air dur, alerte et décidé. Ils avaient à peu près la taille d’un homme et se déplaçaient avec une sinistre agilité comme des lézards un jour de canicule. Leur épiderme avait le poli de l’os et leur crâne s’achevait par une crête acérée semblable à une lame et dont la partie postérieure était flanquée d’antennes incandescentes qui frémissaient. Leur faciès, avec leurs orbites profondes et le prolongement de la crête évoquant une arête nasale, était étrangement humain. Ils avançaient moitié en sautillant, moitié en bondissant, tels des léopards dressés sur deux pattes. Il n’était pas difficile de voir en eux les êtres sanguinaires qui chassaient jadis à travers les plaines torrides de Sibol.

Trois personnages vinrent à leur rencontre : le faux Lokhar, la fille dugbo et un homme habillé de gris qui n’avait rien de très marquant. Après un conciliabule de quelques minutes, les Dirdir sortirent des instruments qu’ils pointèrent dans différentes directions.

— Ils localisent les traceurs, souffla Anacho. Et le vieux Lokhar est encore dans la taverne à boire sa bière sans se presser !

— Aucune importance, répliqua Reith. Ce sera aussi bien là qu’ailleurs.

Les Dirdir se dirigèrent vers le cabaret, de leur curieuse démarche féline, les trois espions sur leurs talons. Ce fut le moment que le vieux Lokhar, mal assuré sur ses jambes, choisit pour sortir. Les Dirdir l’examinèrent avec étonnement et s’approchèrent de lui à grands pas. L’autre recula avec effroi.

— Qu’est-ce que c’est que ceux-là ? Des Dirdir ? Laissez-moi tranquille !

— Connais-tu un homme du nom d’Adam Reith ? s’enquit l’un des Dirdir d’une voix chuintante et zézayante indiquant qu’il n’avait pas de larynx.

— Absolument pas ! Ecartez-vous !

Zarfo s’avança.

— Adam Reith, dites-vous ? Que lui voulez-vous ?

— Où est-il ?

— Pourquoi cette question ?

Le faux Lokhar murmura quelque chose au Dirdir qui reprit :

— Cet Adam Reith, le connais-tu bien ?

— Bien ? Non. Si vous avez de l’argent à lui remettre, confiez-le-moi. Il sera d’accord.

— Où est-il ?

Zarfo leva les yeux vers le ciel.

— Tu as vu le glisseur qui partait au moment où vous êtes arrivés ?

— Oui.

— Il se pourrait bien qu’il se soit trouvé à son bord avec ses amis.

— Qui affirme que c’est la vérité ?

— Pas moi, répondit Zarfo. Ce n’est qu’une simple suggestion de ma part.

— Moi non plus, déclara le vieux Lokhar, qui avait suivi la discussion.

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Peuh ! Les célèbres limiers, c’est vous ! ricana Zarfo. À quoi bon demander cela aux pauvres innocents que nous sommes, nous autres ?

Les Dirdir battirent en retraite et leur glisseur ne tarda pas à prendre son essor.

Zarfo dévisagea les trois espions à leur solde et leur décocha un sourire inquiétant.

— Comme cela, vous violez nos lois alors que vous êtes les hôtes de Smargash. Ignorez-vous que c’est l’époque de Balul Zac Ag ?

— Nous n’avons pas perpétré de violences, rétorqua le faux Lokhar. Nous avons seulement fait notre travail.

— Un sale travail, prodrome de violence ! Vous serez fouettés. Où sont les prévôts ? En prison tous les trois !

Les trois espions furent entraînés sans ménagements en dépit de leurs protestations, de leurs clameurs et de leurs récriminations, et Zarfo rejoignit le hangar.

— Il vaudrait mieux que vous partiez tout de suite, dit-il à Reith. Les Dirdir reviendront vite de leur erreur. Le chariot pour l’ouest est prêt au départ. (Il tendit le bras vers le véhicule à l’arrêt de l’autre côté de l’esplanade.)

— Où nous conduira-t-il ?

— Au delà du plateau. Après, ce sont les gouffres. Une région sinistre ! Mais si vous restez à Smargash, vous serez capturés par les Dirdir, Balul Zac Ag ou pas.

Reith laissa son regard errer sur le terre-plein, sur les maisons de pierre et de bois incrustées de poussière, sur les Lokhars noirs et blancs, sur la vieille auberge délabrée. C’était à Smargash qu’il avait trouvé la paix et la tranquillité pour la première fois depuis son arrivée sur Tschaï. À présent, la tournure prise par les événements l’obligeait une fois encore à plonger dans l’inconnu.

— Nous avons besoin d’un quart d’heure pour réunir nos affaires, fit-il d’une voix creuse.

Anacho murmura avec atterrement :

— La situation ne s’accorde pas à mes espérances. Mais il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Tschaï est un monde d’angoisse.

Le Dirdir
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